8
Ils étaient couchés, embrassés, à se prodiguer des baisers de braise mourante sous l’œil bienveillant de Félicia. Roland se sentait gagné par l’assoupissement. C’était compréhensible – une énorme pression s’était exercée sur lui cet été, et il avait mal dormi. Bien qu’il n’en sût encore rien, il s’apprêtait à mal dormir le reste de sa vie.
— Roland ? fit-elle d’une voix lointaine, et pourtant douce.
— Oui ?
— Tu vas prendre soin de moi ?
— Oui.
— Je ne pourrai pas aller à lui, une fois que le temps sera venu. Je pourrai supporter son contact et ses petits larcins – si je t’ai, toi, je le pourrai –, mais je ne pourrai pas aller à lui, la Nuit de la Moisson venue. J’ignore si j’ai oublié ou pas le visage de mon père, mais je ne pourrai point entrer dans le lit de Hart Thorin. Une fille a les moyens de dissimuler la perte de sa virginité, je crois, mais je ne veux pas y recourir. Je ne peux simplement pas entrer dans son lit.
— Très bien, dit-il. Bon, d’accord.
Puis, sous les yeux affolés de Susan, il se mit à observer les alentours. Personne. Il reporta son regard sur Susan, pleinement éveillé à présent.
— Quoi ? Qu’y a-t-il ?
— Je porte peut-être déjà un enfant de toi. Tu as pensé à ça ?
Non, l’idée ne l’avait pas effleuré. Maintenant il y pensait. Un enfant. Nouveau maillon de la chaîne qui se perdait en amont dans la pénombre où Arthur l’Aîné avait mené ses pistoleros à la bataille, Excalibur sa grande épée brandie au-dessus de sa tête et la couronne du Tout-Monde sur son front. Mais peu importe, qu’en dirait son père ? Ou Gabrielle, en apprenant qu’elle allait devenir grand-mère ?
Penser à sa mère effaça le petit sourire qui s’était formé aux coins de sa bouche. Il revit la marque d’amour sur son cou. Quand l’image de sa mère lui venait à l’esprit, ces temps, il songeait toujours à la marque qu’il avait vue sur son cou quand il était entré par surprise dans son appartement. Et le petit sourire mélancolique qu’elle avait eu.
— Si tu portes mon enfant, ce sera ma bonne fortune.
— Et la mienne aussi.
Ce fut son tour à elle de sourire, mais plein de tristesse il était, ce sourire.
— Nous sommes trop jeunes, je suppose. On est à peine plus vieux que des gosses.
Il roula sur le dos et fixa le ciel bleu, tout là-haut. Ce qu’elle disait pouvait bien être vrai, ça n’avait aucune espèce d’importance. La vérité n’avait parfois rien à voir avec la réalité – c’était l’une des certitudes qui gisaient au cœur caverneux de son moi divisé. Qu’il puisse s’élever au-dessus des deux et embrasser volontiers l’insanité du romanesque était un don qu’il tenait de sa mère. Sa nature était par ailleurs et en revanche totalement dénuée d’humour… et, ce qui était plus important peut-être, rétive à toute métaphore. Ils seraient trop jeunes pour être parents ? Et puis quoi encore ? S’il avait planté une graine, elle pousserait.
— Quoi qu’il arrive, nous ferons ce que nous devons faire. Et je t’aimerai toujours, quoi qu’il arrive.
Elle sourit. Il avait dit ça en homme énonçant un fait dans toute sa sécheresse : le ciel est en haut, la terre en bas, l’eau coule vers le sud.
— Roland, quel âge as-tu ?
Elle était parfois troublée par l’idée que, malgré sa propre jeunesse, Roland était encore plus jeune qu’elle. Quand il se concentrait sur quelque chose, il pouvait avoir l’air si dur qu’il lui faisait peur. Quand il souriait, il n’avait plus rien d’un amant et tout d’un frère cadet.
— Je suis plus vieux qu’à mon arrivée, dit-il. Beaucoup plus vieux. Et si je dois rester sous l’œil de Jonas et de ses hommes encore six mois, je clopinerai comme un vieillard cacochyme et il me faudra un sacré coup de main pour me hisser le cul sur ma selle.
L’image la fit rire et il l’embrassa sur le nez.
— Alors, tu prendras soin de moi ?
— Si fait, dit-il en lui rendant son sourire.
Susan opina et se laissa, elle aussi, aller sur le dos. Ils restèrent ainsi, côte à côte, à contempler le ciel au-dessus de leurs têtes. Elle lui prit la main et la posa sur son sein. Comme il en caressait la pointe du pouce, il se dressa, durcit et se mit à la picoter. Cette sensation glissa rapidement jusqu’à cet endroit de son corps qui palpitait entre ses jambes. Elle serra ses cuisses l’une contre l’autre pour découvrir avec un désarroi ravi que cela ne faisait qu’aggraver les choses.
— Il faut que tu t’occupes de moi, fit-elle à voix basse. J’ai tout misé sur toi. J’ai laissé tout le reste de côté.
— Je ferai de mon mieux, dit-il. N’en doute pas. Mais pour l’heure, Susan, il faut continuer comme tu l’as toujours fait. Nous avons encore un peu de temps devant nous. Je le sais, parce que Depape est de retour et aura rendu compte de sa mission, mais ils n’ont encore effectué aucune action contre nous. Quoi qu’il ait découvert, Jonas pense que c’est dans son intérêt d’attendre. Ce qui le rendra bien plus dangereux quand il se résoudra à agir, mais pour l’instant, on en est à jouer aux Castels.
— Mais après le Feu de Joie de la Moisson… Thorin…
— Tu n’entreras jamais dans son lit. Tu peux compter là-dessus. Je m’en porte garant.
Un peu choquée de sa propre audace, elle mit la main sous la ceinture de Roland.
— Voilà un garant que je suis toute prête à recevoir, si tu veux bien, dit-elle.
Il voulut bien. Il pouvait. Il le fit.
L’affaire terminée (pour Roland, la chose avait été encore plus douce que la première fois, si c’était possible), il lui demanda :
— Ce sentiment que tu as eu à Citgo, Susan… qu’on nous épiait. Tu as éprouvé la même chose, cette fois-ci ?
Elle le regarda longuement et pensivement.
— Je ne sais pas. J’avais l’esprit ailleurs, tu vois.
Elle le caressa gentiment et éclata de rire en le voyant sursauter. La place, mi-flasque, mi-dure, qu’elle avait effleurée de sa paume, recelait encore énormément de vigueur, semblait-il.
Elle retira sa main et leva les yeux vers la portion circulaire de ciel au-dessus de la saulaie.
— C’est si beau ici, murmura-t-elle en fermant les paupières.
Roland lui aussi se sentait glisser vers le sommeil. Quelle ironie ! songea-t-il. Cette fois, elle n’avait pas eu l’impression d’être épiée… mais lui, lors de leur deuxième étreinte, si. Et pourtant il aurait juré qu’il n’y avait personne à proximité de la saulaie.
Peu importe. La sensation, imaginaire ou réelle, l’avait quitté à présent. Il prit la main de Susan et sentit ses doigts s’entrelacer naturellement aux siens.
Il ferma les yeux.
9
Rhéa assista à tout cela dans la boule de verre, ah, quelle vision intéressante, si fait, très intéressante. Mais elle avait déjà assisté à des parties de jambes en l’air, auparavant – parfois à trois ou quatre ou encore plus en même temps (quelquefois certains des partenaires n’étaient pas précisément vivants) –, et le radada ne présentait pas vraiment d’intérêt à son grand âge. Ce qui l’intéressait, par contre, c’était ce qui allait suivre le radada.
Notre affaire est finie ? lui avait demandé la fille.
Peut-être qu’il reste encore un tout petit rien, lui avait répondu Rhéa, avant de souffler à cette impudente dévergondée que faire.
Si fait, elle avait communiqué à cette fille des instructions très précises alors qu’elles se tenaient toutes deux sur le seuil de la masure et que la Lune des Baisers les baignait de sa clarté, tandis que Susan Delgado dormait de son étrange sommeil et que Rhéa lui caressait sa tresse en lui chuchotant ses directives à l’oreille. Maintenant allait venir l’apothéose de cet interlude… voilà ce qu’elle voulait voir, pas deux bébés en train de faire des galipettes comme s’ils étaient les deux premiers sur terre à découvrir comment il fallait s’y prendre.
Ils le firent deux fois avec à peine une pause entre, pour bavasser (elle aurait donné beaucoup aussi pour ouïr sur quoi roulait cette jactance). Rhéa n’était pas le moins du monde surprise ; étant à la fleur de son âge, elle supposait que le gamin avait assez de jute dans son sac pour lui garantir une semaine de double ration, et à en juger par la conduite de cette petite traînée, ça ne serait point pour lui déplaire. Certaines, en découvrant la chose, ne voulaient plus rien d’autre ; elle était de celles-là, songea Rhéa.
Mais on va voir si tu te sentiras aussi en rut dans quelques minutes, petite roulure, sale péronnelle, se dit-elle en se penchant plus près de la lumière rose qui puisait du cristal. Elle sentait parfois la lueur lui endolorir les os mêmes de la face… mais c’était une bonne douleur. Si fait, très très bonne.
Ils en avaient enfin fini… pour le moment, du moins. Se tenant par la main, ils glissèrent dans le sommeil.
— Maintenant, murmura Rhéa. Maintenant, ma toute petite. Sois une bonne fille et fais comme on t’a dit.
Comme si elle l’entendait, Susan rouvrit les yeux – mais vides de toute expression. Elle était à la fois éveillée et endormie. Rhéa la vit libérer doucement sa main de celle du garçon. Elle se redressa, seins nus contre cuisses nues, et regarda autour d’elle. Puis se leva…
Ce fut alors que Moisi, le chat à six pattes, sauta dans le giron de Rhéa, miaulant comme un perdu, en manque de nourriture ou d’affection. Surprise, la vieille femme poussa un cri d’orfraie et le cristal du magicien s’obscurcit aussitôt – soufflé telle la flamme d’une bougie par une bourrasque.
Rhéa se récria à nouveau, cette fois de rage, et s’empara du chat avant qu’il n’ait eu le temps de fuir. Elle le jeta à travers la pièce, directement dans l’âtre. Le foyer était aussi mort qu’il pouvait l’être en été, mais quand Rhéa agita une main osseuse et déformée dans cette direction, une flamme jaune s’éleva de l’unique bûche à moitié carbonisée qui s’y trouvait. Moisi vola hors de l’âtre en hurlant, les yeux écarquillés et sa queue fourchue fumant comme un cigare éteint avec négligence.
— Si fait, cours ! cracha Rhéa après lui. Va-t’en, vil barbot !
Elle revint au cristal au-dessus duquel elle étendit les mains, pouce contre pouce. Mais elle eut beau se concentrer puissamment, faire un effort de volonté tel que son cœur battit dans sa poitrine avec une fureur maladive, elle ne put rien obtenir de plus que la réapparition de la lumière rose, naturelle au cristal. Aucune image. C’était une amère déception, mais il n’y avait rien à faire. En temps voulu, elle pourrait voir, de ses yeux voir, le résultat de ses manigances, si elle daignait aller en ville dans ce but.
Tout le monde pourrait le voir.
Sa bonne humeur retrouvée, Rhéa remit la boule de verre dans sa cachette.
10
Quelques instants avant qu’il ne sombre trop profondément dans le sommeil pour l’entendre, une sonnette d’alarme se déclencha dans la tête de Roland. Peut-être fut-ce l’impression imperceptible que la main de Susan n’étreignait plus la sienne, peut-être de l’intuition pure et simple. Il aurait pu ignorer cette faible alarme, faillit d’ailleurs le faire, mais à la fin son entraînement fut le plus fort. Il revint du seuil du vrai sommeil, luttant pour récupérer sa clarté d’esprit comme un plongeur remonte à la surface d’une source avec force coups de talon. Ce fut dur au début, puis ça devint plus facile ; en approchant de l’éveil, son alarme grandit.
Ouvrant les yeux, il regarda à sa gauche. Susan n’y était plus. Il se redressa, regarda à droite et ne vit rien au-dessus du lit du ruisseau… cependant, il sentait qu’elle était par là, ou tout comme.
— Susan ?
Pas de réponse. Il se mit debout, cherchant de l’œil son pantalon, mais la voix bourrue de Cort – un visiteur dont il n’aurait jamais imaginé la présence dans une charmille aussi romantique – le morigénait déjà dans sa tête. T’as pas le temps, espèce d’asticot.
Toujours nu, il gagna le talus et regarda en contrebas. Susan était bien là, nue elle aussi, et lui tournait le dos. Elle avait dénoué ses cheveux qui tombaient, cascade d’or en liberté, jusqu’à la lyre de ses hanches. L’air glacé qui s’élevait du ruisseau en givrait les pointes de brume.
Elle se tenait au bord de l’eau, un genou posé à terre. Un bras plongé jusqu’au coude dans le courant, elle semblait chercher quelque chose.
— Susan !
Pas de réponse. Et soudain une pensée lui glaça le cœur : elle a été infectée par un démon. Pendant que je dormais, insouciant, à ses côtés, un démon l’a infectée. Cependant, il avait du mal à y croire. Si un démon avait rôdé aux abords de cette clairière, il l’aurait senti. Probablement qu’ils l’auraient senti tous deux ; de même que leurs chevaux. N’empêche que quelque chose clochait chez elle.
Elle pécha un objet dans le lit du cours d’eau et l’éleva à hauteur de ses yeux dans sa main ruisselante. Une pierre. Elle l’examina avant de la laisser retomber – flac. Elle replongea la main, tête baissée, ses cheveux éparpillés à la surface de l’eau comme deux gerbes de blé que le flot s’amusait à tirer dans le sens du courant.
— Susan !
Pas de réaction. Elle retira une autre pierre du ruisseau. Un éclat de quartz blanc triangulaire qui évoquait un fer de lance. Susan inclina la tête à gauche et prit en main une torsade de ses cheveux, comme une femme qui s’apprête à les démêler. Mais elle n’avait ni peigne ni démêloir, seulement cette pierre tranchante et, un instant encore, Roland demeura sur le talus, paralysé d’horreur, persuadé qu’elle entendait se trancher la gorge de honte et de culpabilité après ce qu’ils avaient fait. Lors des semaines qui suivraient, il serait hanté par cette idée aveuglante : si elle avait cherché à se trancher la gorge, il n’aurait pas eu le temps de l’en empêcher.
Puis il retrouva l’usage de ses mouvements et se précipita au bas du talus, sans prendre garde aux cailloux pointus qui lui entaillaient la plante des pieds. Avant qu’il ait pu l’atteindre, elle avait déjà sectionné une partie de la tresse dorée qu’elle tenait avec le morceau de quartz.
Roland la saisit par le poignet, tirant sa main en arrière. Il distinguait très nettement son visage à présent. Ce qu’il avait pu prendre pour de la sérénité du haut du talus se révélait maintenant dans toute sa nudité : c’était la vacuité, le vide qu’il y lisait.
Quand il la toucha, son inexpressivité lisse se colora d’un faible sourire maussade ; sa bouche frémit comme si elle ressentait une douleur vague et émit un son de protestation à peine formé : Nnnnnnnnnn…
La masse de cheveux qu’elle avait coupée gisait en partie sur ses genoux tels des épis d’or ; le reste était tombé dans le ruisseau qui l’avait emporté. Susan se débattit sous la poigne de Roland, cherchant à continuer son coiffage de folie avec la pierre coupante. Tous les deux luttaient comme des adeptes du bras de fer lors d’un concours dans un saloon. Et Susan l’emportait. Même si Roland était physiquement le plus fort, l’enchantement qui tenait Susan sous son emprise l’était bien davantage. Petit à petit, le triangle de quartz blanc se rapprochait des cheveux d’or. Et les lèvres de Susan laissaient échapper sans discontinuer cet effrayant Nnnnnnnnnn.
— Arrête, Susan ! Réveille-toi !
— Nnnnnnnnnn…
Le bras nu de Susan vibrait visiblement dans l’air, les muscles bandés ayant la dureté du roc. Et le quartz frôlait toujours de plus près ses cheveux, sa joue, son arcade sourcilière.
Sans réfléchir – c’était ainsi qu’il agissait toujours avec le plus de succès –, Roland approcha son visage du sien à le toucher, abandonnant dans la partie quelques pouces au poing qui serrait le quartz. Il porta ses lèvres à son oreille, puis fit claquer sa langue contre le voile du palais. En tordant la bouche, en fait.
Susan se projeta violemment en arrière en entendant ce son, qui avait dû lui transpercer la tête tel un coup de lance. Ses paupières papillotèrent et la tension qu’elle opposait à la poigne de Roland se relâcha un peu. Profitant de l’occasion, il lui tordit le poignet.
— Ouille ! Ou-ille-lle !
La pierre, s’échappant des doigts de Susan, tomba avec un plouf dans l’eau. Susan le dévisageait, complètement éveillée à présent, les yeux pleins de larmes, abasourdie. Elle se frottait le poignet… qui, songea Roland, ne tarderait pas à enfler.
— Tu m’as fait mal, Roland ! Pourquoi tu m’as fait m…
Sa voix se perdit, alors qu’elle regardait autour d’elle. À présent, non seulement son visage, mais son corps tout entier exprimait l’ahurissement. Elle fit mine de couvrir sa nudité de ses mains, puis prit conscience qu’ils étaient toujours seuls et les laissa retomber. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule aux traces de pas – de pieds nus, uniquement – qui dévalaient le talus.
— Comment suis-je descendue jusqu’ici ? demanda-t-elle. C’est toi qui m’as portée quand je me suis endormie ? Et pourquoi tu m’as fait mal ? Oh, Roland, je t’aime… pourquoi tu m’as fait mal ?
Il ramassa les mèches qu’elle avait encore sur les cuisses et les lui brandit au visage.
— Tu tenais une pierre coupante et tu cherchais à te tailler les cheveux sans faire mine de vouloir t’arrêter. Je t’ai fait mal parce que j’ai eu peur. Je suis content de ne pas t’avoir cassé le poignet… du moins, je ne crois pas.
Roland le prit doucement et lui fit effectuer une rotation dans tous les sens, guettant un léger craquement d’os éventuel.
Il n’entendit rien et le poignet pivota sans la moindre gêne. Susan le regardait faire, confuse et abasourdie ; puis il le porta à ses lèvres et l’embrassa délicatement sur la saignée.
11
Roland avait attaché Flash au plus profond de la saulaie pour qu’on ne puisse apercevoir le grand hongre en chevauchant le long de l’Aplomb.
— Du calme, lui dit Roland en approchant. Encore un peu de calme, mon bon.
Flash frappa du sabot et hennit, comme pour dire qu’il pourrait faire preuve de calme jusqu’à la fin des temps, si c’était ce qu’on lui demandait.
Roland ouvrit la sacoche de selle et en sortit l’ustensile métallique qui lui servait tantôt de marmite, tantôt de poêle à frire, selon les besoins. Il s’éloignait déjà, puis revint. Son paquetage était fixé derrière la selle de Flash – il avait prévu de passer la nuit en campant sur l’Aplomb, pour mieux réfléchir. Il avait eu matière à réflexion et, à présent, il en avait encore plus.
Défaisant l’une des lanières de cuir, il pécha entre les couvertures une petite boîte métallique. Il l’ouvrit avec une minuscule clé qu’il portait autour du cou. La boîte contenait un médaillon carré au bout d’une jolie chaînette en argent (et l’intérieur du médaillon, un dessin au trait de sa mère), plus une poignée de coquillages – une dizaine environ. Il en prit un dans son poing et revint vers Susan. Elle le regardait avec de grands yeux pleins d’effroi.
— Je ne me souviens plus de rien après que nous avons fait l’amour la seconde fois, dit-elle. Sauf que je fixais le ciel en me sentant si bien que je me suis endormie. Oh, Roland, c’est très laid ce que je me suis fait ?
— Pas trop, à mon avis, mais tu sauras mieux que moi. Attends.
Il plongea son ustensile de cuisine dans le ruisseau et le reposa plein d’eau sur le bord. Susan se pencha avec appréhension : déployant le côté gauche de sa chevelure tressée sur son avant-bras, tel un brassard doré, elle repéra immédiatement la coupe claire. Après avoir soigneusement examiné les dégâts, elle poussa plus un soupir de soulagement que de tristesse.
— Je peux masquer ce trou, dit-elle. Une fois natté, on n’y verra que du feu. Ce ne sont que des cheveux, après tout – rien d’autre que la vanité d’une femme. Ma tante ne s’est guère privée de me le répéter. Mais, Roland, dis-moi pourquoi. Pourquoi j’ai fait ça ?
Roland avait sa petite idée. Si les cheveux étaient la vanité d’une femme, l’obliger à les coupailler révélait un brin de méchanceté chez une autre – une idée pareille ne viendrait jamais à l’esprit d’un homme. S’agissait-il de la femme du Maire ? Il se dit que non. Il était plus vraisemblable que Rhéa, là-haut sur son éminence, les yeux tournés vers le nord, vers la Mauvaise Herbe, la Roche Suspendue et Verrou Canyon, ait été l’instigatrice de ce mauvais tour. Le Maire Thorin était destiné à se réveiller le lendemain de la Moisson, nanti d’une gueule de bois et d’une gueuse chauve.
— Susan, je peux essayer quelque chose ?
Elle lui sourit en coin.
— Quelque chose que tu n’as point encore essayé ? Si fait, tout ce que tu voudras.
— Je ne parle pas de ça.
Il ouvrit la main qu’il tenait fermée et lui montra le coquillage.
— Je veux tenter de découvrir qui t’a fait ça et pourquoi.
Et accessoirement d’autres choses. Il ne savait pas encore lesquelles.
Elle regarda le coquillage. Roland se mit à le faire se mouvoir sur le dos de sa main, le faisant danser d’avant en arrière avec la dextérité d’un tisserand. Les jointures de ses phalanges se levaient et s’abaissaient comme les navettes d’un métier à tisser. Elle le regardait faire avec la fascination ravie d’une enfant.
— Où tu as appris ça ?
— Chez moi. Mais aucune importance.
— Tu vas m’hypnotiser ?
— Si fait… et je ne crois pas que ce sera la première fois.
Il activa la danse du coquillage – un coup à l’est le long de ses ondulantes phalanges, un coup à l’ouest.
— Je peux ?
— Si fait, dit-elle. Si tu y arrives.
12
Et comment il y arriva ; la vitesse à laquelle elle sombra lui confirma que Susan avait déjà été soumise à l’hypnose, et tout récemment encore. Cependant, il n’arrivait pas à obtenir ce qu’il voulait d’elle. Elle avait beau se montrer parfaitement coopérative (encore une de portée sur le roupillon, aurait dit Cort), elle ne pouvait dépasser un certain point. Ça n’avait rien à voir ni avec la bienséance ni avec la modestie – car, devant le ruisseau, les yeux grands ouverts et profondément endormie, elle lui avait narré d’un ton calme et détaché l’examen corporel de la vieille et comment Rhéa avait voulu « fricoter avec elle » (entendant cela, Roland avait serré si fort les poings qu’il s’était enfoncé les ongles dans les paumes). Mais elle butait ensuite sur un point qu’elle n’arrivait plus à se remémorer.
Rhéa et elle avaient gagné le seuil de la masure, lui dit Susan, et elles étaient restées là sous la clarté de la Lune des Baisers. La vieille lui avait touché les cheveux, Susan s’en souvenait. Cette caresse l’avait révoltée, surtout venant après celles qui avaient précédé, mais Susan n’avait rien pu faire pour s’y opposer. Elle avait les bras trop lourds pour les lever, la langue trop chargée pour dire quoi que ce soit. Elle n’avait pu que demeurer immobile tandis que la mégère lui chuchotait à l’oreille.
— Quoi donc ? demanda Roland. Qu’est-ce qu’elle t’a chuchoté ?
— Je ne sais, dit Susan. Ensuite, je ne vois que du rose.
— Du rose ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Du rose, répéta-t-elle.
Elle eut un ton presque amusé, comme si elle pensait que Roland le faisait exprès.
— Elle m’a dit : « si fait, ma jolie, comme ça, t’es une bonne fille », puis tout le reste est rose. Rose et brillant.
— Brillant ?
— Si fait, comme la lune. Et puis… (Elle marqua un temps.) Alors, j’ai cru que je devenais la lune. La Lune des Baisers, peut-être bien. Une Lune des Baisers rose et brillante, ronde et pleine comme un pomélo.
Il tâcha de lui déverrouiller la mémoire d’une autre manière, mais sans succès – chaque voie qu’il empruntait se terminait dans cette brillance rose qui occultait d’abord son souvenir, puis fusionnait en une pleine lune. Cela ne signifiait rien pour Roland, qui avait déjà entendu parler de lunes bleues, mais de roses jamais. La seule chose dont il ne doutait pas, c’était que la vieille femme avait donné à Susan l’injonction puissante d’oublier.
Il envisagea d’aller fouiller plus profond – elle suivrait –, mais n’osa pas. La majeure partie de son expérience venait de ses séances d’hypnose sur ses amis – exercices d’écolier qui tournaient à la farce et occasionnellement au grand frisson. Cort ou Vannay avaient toujours été présents pour redresser les choses si jamais elles déviaient. À présent, il n’y avait aucun maître pour s’interposer ; pour le meilleur ou pour le pire, on avait laissé aux élèves la responsabilité de l’école. Et s’il l’entraînait profond et ne pouvait plus la récupérer ? On lui avait enseigné aussi qu’il y avait des démons dans l’infra-esprit. Si on descendait à leur niveau, ils sortaient parfois de leurs grottes pour venir à votre rencontre…
Toute autre considération mise à part, il se faisait tard. Ce ne serait pas prudent de rester ici plus longtemps.
— Susan, tu m’entends ?
— Si fait, Roland, je t’entends très bien.
— Bon, je vais te dire une petite poésie. Tu te réveilleras pendant que je te la dirai. Quand j’aurai fini, tu seras complètement éveillée et tu te souviendras de tout ce que nous avons dit. Tu comprends ?
— Si fait.
— Alors, écoute : oiseau et ours, lièvre et poisson, accordez à mon aimée son vœu le plus profond.
Son sourire, tandis qu’elle retrouvait une pleine conscience, fut l’une des plus belles choses qu’il eût jamais vues. Elle s’étira, puis, lui nouant les bras autour du cou, couvrit son visage de baisers.
— Ah, toi, toi, toi, toi, fit-elle. C’est toi, mon vœu le plus profond, Roland. Le seul. Toi et encore toi, pour toujours et encore toujours.
Ils refirent l’amour sur la rive du ruisseau babillard, en s’étreignant de toutes leurs forces, leurs bouches buvant leurs souffles respectifs. Toi, toi, toi, toi.
13
Vingt minutes plus tard, il la hissait sur le dos de Félicia. Susan se pencha, prit son visage dans ses mains et l’embrassa longuement.
— Quand te reverrai-je ? demanda-t-elle.
— Bientôt. Mais il nous faut être prudents.
— Si fait. Plus prudents qu’aucuns amants ne l’ont jamais été, d’après moi. Dieux merci, tu es habile.
— On peut se servir de Sheemie, si ce n’est point trop souvent.
— Si fait. Dis-moi, Roland, tu connais le pavillon du Cœur Vert ? Près de l’endroit où l’on sert du thé et des petits gâteaux quand il fait beau ?
Roland dit que oui. Cinquante mètres plus haut dans Hill Street que la prison et la Salle Municipale, le Cœur Vert était l’un des lieux les plus agréables de la ville, avec ses allées pittoresques, ses tables abritées de parasols, sa ménagerie et son pavillon de danse verdoyant.
— Il y a une paroi rocheuse au fond, dit-elle. Entre le pavillon et la ménagerie. Si je te manque beaucoup…
— Tu me manqueras toujours beaucoup… dit-il.
Elle sourit devant tant de gravité.
— Il y a une pierre rougeâtre presque en bas. Tu trouveras. Mon amie Amy et moi, on s’en servait pour se laisser des messages quand on était petites filles. J’irai y regarder chaque fois que je pourrai. Tu n’auras qu’à faire pareil.
— Si fait.
Sheemie ferait l’affaire un temps s’ils se montraient prudents. La pierre rouge, également. Mais ils auraient beau être aussi prudents qu’on veut, ils commettraient une bévue plus tôt que prévu, car les Grands Chasseurs du Cercueil en savaient probablement plus sur Roland et ses amis que Roland ne l’aurait souhaité. Mais il fallait qu’il la revoie, peu importaient les risques. Dans le cas contraire, il sentait qu’il pourrait en mourir. Et il lui suffisait de la regarder pour savoir qu’elle était dans le même état d’esprit.
— Faudra faire tout spécialement attention à Jonas et aux deux autres, dit-il.
— Je m’en méfierai. Encore un baiser, tu veux bien ?
Il l’embrassa de bon cœur et l’aurait descendue d’aussi bon cœur du dos de sa jument pour un quatrième tour de manège… mais le temps du délire était passé, celui de la prudence devait lui succéder.
— Porte-toi bien, Susan. Je…
Il s’arrêta là pour mieux sourire.
— Je t’aime.
— Je t’aime aussi, Roland. Tout mon cœur est à toi.
Elle avait le cœur grand, songea-t-il tandis qu’elle se faufilait entre les saules, et déjà il sentait son fardeau peser sur le sien. Il attendit d’être certain qu’elle fût loin. Alors il alla chercher Flash et partit dans la direction opposée. Il savait qu’une nouvelle – et dangereuse – phase de jeu avait commencé.
14
Peu après la séparation de Susan et de Roland, Cordélia Delgado sortait du magasin général d’Hambry, avec une caisse de provisions et l’esprit troublé. C’était bien entendu Susan, comme toujours, qui lui troublait l’esprit, tout comme la crainte de Cordélia que la jeune fille ne fasse une bêtise avant la Moisson ne fût finalement confirmée.
Elle fut arrachée de ces pensées par des mains – robustes, ces mains – qui arrachèrent la caisse de provisions des siennes. Cordélia eut un croassement de surprise et, mettant sa main en visière contre le soleil, aperçut Eldred Jonas qui lui souriait, planté entre les totems de l’Ours et de la Tortue. Ses longs cheveux blancs (si beaux, aux yeux de Cordélia) lui tombaient sur les épaules. Cordélia sentit son cœur battre un peu plus vite. Elle avait toujours eu un faible pour les hommes tels que Jonas, qui pouvaient sourire et pousser le badinage jusqu’aux extrêmes limites de l’osé… tandis que leur corps restait au garde-à-vous comme une lame dans son fourreau.
— Je vous ai effrayée. J’implore votre pardon, Cordélia.
— Nenni, dit-elle, le souffle un peu oppressé à son sentiment. C’est juste le soleil – il brille si fort à ce moment de la journée…
— Si vous permettez, je vais vous aider un petit bout de chemin. Je remonte la Grand-Rue jusqu’au coin, avant de prendre Hill Street, mais je peux vous donner un coup de main jusque-là ?
— Mille mercis, dit-elle.
Ils descendirent le perron et remontèrent le trottoir en planches ; Cordélia jetait de droite à gauche de petits coups d’œil furtifs pour voir qui les observait – elle qu’escortait le beau sai Jonas, lui portant ses commissions. Les badauds étaient en nombre satisfaisant. Elle repéra, entre autres, Millicent Ortega, la guettant depuis la boutique Les Robes d’Anne, un O de surprise jouissif sur sa face de vache stupide.
— J’espère que cela ne vous ennuie pas que je vous appelle Cordélia.
Jonas fit passer négligemment la caisse – qu’elle avait dû porter à deux mains – sous l’un de ses bras.
— Depuis le banquet de bienvenue à la maison du Maire Thorin, j’ai l’impression de vous avoir toujours connue.
— Va pour Cordélia.
— Et vous voulez bien m’appeler Eldred ?
— Je crois que je vais m’en tenir à Messire Jonas encore quelque temps, répondit-elle avant de le gratifier d’un sourire de coquette – du moins l’espéra-t-elle. Le tempo de son cœur s’accéléra de plus belle. (Il ne lui traversa pas l’esprit que Susan n’était peut-être pas la seule petite oie de la famille Delgado.)
— Comme vous voudrez, dit Jonas, avec un air de déception tellement comique qu’elle éclata de rire. Et votre nièce ? Comment se porte-t-elle ? Bien ?
— Très bien, je vous remercie de vous en soucier. Un peu pénible à supporter, parfois…
— Quelle fille de seize ans ne l’est pas ?
— Vous avez raison, je suppose.
— Cependant, en ce qui la concerne, elle représente un fardeau supplémentaire, cet automne. Je doute qu’elle s’en rende compte.
Cordélia se tut – elle se serait montrée indiscrète, autrement –, mais lui lança un regard des plus éloquents.
— Transmettez-lui mon meilleur souvenir, je vous prie.
— Je n’y manquerai point.
Mais elle s’en garderait bien. Susan avait conçu une grande (et irrationnelle, de l’avis de Cordélia) aversion pour les « régulateurs » du Maire Thorin. Tenter de lui faire changer d’opinion en la raisonnant ne servirait probablement à rien ; les jeunes filles étaient persuadées de tout savoir. Cordélia jeta un coup d’œil à l’étoile qui dépassait discrètement du revers du gilet de Jonas.
— À ce que j’ai cru comprendre, sai Jonas, vous avez accepté des responsabilités additionnelles dans notre ville si peu méritante.
— Si fait, je donne un coup de main au Shérif Avery, convint-il.
Sa voix était affectée d’un léger tremblement flûté que Cordélia trouvait tout à fait sympathique, à sa manière.
— L’un de ses adjoints qui s’appelle Claypool…
— Frank Claypool, si fait.
— … est tombé de son bateau et s’est cassé la jambe. Voulez-vous m’expliquer comment on fait pour se casser la jambe en tombant de bateau, Cordélia ?
Elle eut un rire de gorge plein de gaieté (l’idée que tout le monde à Hambry avait les yeux braqués sur eux était sûrement fausse… mais elle avait l’impression du contraire et cette impression était tout sauf déplaisante) et répondit qu’elle ne savait pas.
Il s’arrêta au coin de la Grand-Rue et du Camino Vega, comme à regret.
— C’est ici que je vous abandonne.
Il lui rendit la caisse.
— Vous êtes sûre de pouvoir la porter ? Je suppose que je pourrais vous raccompagner jusqu’à votre logis…
— Inutile, inutile. Merci. Merci, Eldred.
Le fard qui colora son cou et ses joues brûlait comme du feu, mais le sourire qu’il lui décocha valait bien ça. Il lui fit un petit salut avec deux doigts et attaqua la pente en direction du bureau de Shérif au pas de promenade.
Cordélia poursuivit sa route. La caisse, qui lui avait paru un vrai fardeau à sa sortie du magasin général, semblait maintenant peser trois fois rien. Elle conserva ce sentiment un bon quart de lieue, mais quand sa maison fut en vue, elle reprit conscience de la sueur qui lui dégoulinait le long des flancs et de ses bras douloureux. Dieux merci, l’été tirait à sa fin… mais n’était-ce point Susan, qui faisait franchir le portail à sa jument ?
— Susan ! s’écria-t-elle, ramenée suffisamment sur terre pour que son irritation première contre la jeune fille sonne clair dans sa voix. Venez m’aider, avant que je laisse tout tomber et que je casse les œufs !
Susan la rejoignit, laissant Félicia tondre l’herbe de la cour de devant. Dix minutes plus tôt, Cordélia n’aurait rien remarqué dans l’apparence de la jeune fille – ses pensées étant bien trop absorbées par Eldred Jonas pour s’occuper d’autre chose. Mais la canicule lui avait ôté ses idées romantiques de la tête et remis les pieds sur terre. Et, au moment où Susan lui prenait la caisse des mains (avec la même facilité que Jonas), Cordélia songea que l’apparence de sa nièce lui importait peu. En revanche, son humeur avait changé – elle avait troqué son état de confusion hystérique de tantôt pour une plaisante quiétude à l’œil béat. C’était la Susan des années d’avant au détail près… et non plus celle qui se frappait la poitrine en gémissant, la maussade perpétuelle de cette année. Cordélia ne pouvait toucher rien d’autre du doigt, sauf…
Si, une chose, pourtant. Tendant la main, elle s’empara de la tresse de la jeune fille, qui lui parut d’un négligé fort peu caractéristique, cet après-midi. Bien sûr, Susan était montée à cheval ; cela pouvait expliquer sa chevelure en désordre, mais pas sa couleur foncée comme si l’or brillant de sa masse s’était terni. Puis, elle avait eu un sursaut presque coupable au contact de la main de Cordélia. Pourquoi cela, plaît-il ?
— Vos cheveux sont humides, Susan, dit-elle. Êtes-vous allée vous baigner ?
— Nenni ! Je me suis arrêtée à la pompe devant l’écurie d’Hookey où je me suis arrosé la tête. Il n’y voit point d’inconvénient, car son puits est profond. Il fait tellement chaud. Peut-être qu’il va faire averse plus tard. Je l’espère. J’ai donné à boire à Félicia par la même occasion.
La jeune fille avait le regard aussi franc et candide que d’habitude, mais Cordélia le trouvait néanmoins un rien dissimulé. Elle n’aurait su dire exactement en quoi. L’idée que Susan pouvait lui cacher quelque chose d’énorme et de grave ne vint pas immédiatement à l’esprit de Cordélia ; elle aurait plutôt décrit sa nièce comme étant incapable de garder un secret plus important qu’un cadeau d’anniversaire ou une fête surprise… et même pour des secrets de cette nature, pas plus d’un jour ou deux. Cependant, quelque chose sonnait faux. Cordélia passa ses doigts sur le col de la casaque de Susan.
— Pourtant, ça, c’est sec.
— J’ai fait attention, dit-elle, regardant sa tante d’un air troublé. La poussière s’incruste bien pis sur du mouillé. C’est vous qui me l’avez appris, ma tante.
— Vous avez tressailli quand je vous ai touché les cheveux, Susan.
— Si fait, répondit la jeune fille. La « sage-femme » du Cöos les a touchés de même façon. Et depuis, je n’aime pas ça. Bon, puis-je entrer ces provisions et aller mettre mon cheval à l’abri de ce soleil brûlant ?
— Ne soyez point si prompte, Susan.
Pourtant, de bizarre façon, la sécheresse de ton de sa nièce la tranquillisa. Le sentiment que Susan avait changé – ce subtil décalage qu’elle avait perçu – s’atténuait peu à peu.
— Commencez par être moins pénible.
— Susan ! J’exige des excuses !
Susan inspira un bon coup, bloqua sa respiration, puis lâcha tout.
— Oui, ma tante. Je vous les fais. Mais quelle chaleur !
— Si fait. Mets tout ça dans la dépense. Et merci à toi.
Susan se dirigea vers la maison, la caisse dans les bras. Laissant la jeune fille prendre suffisamment d’avance pour éviter qu’elles n’avancent de front, Cordélia suivit. Ce n’était que pure stupidité de sa part, aucun doute là-dessus – ses soupçons découlaient de son flirt avec Eldred –, mais Susan était à un âge périlleux et bien des choses dépendaient de sa bonne conduite au cours des sept semaines à venir. Après, le problème serait celui de Thorin, mais jusque-là, c’était celui de Cordélia. Cette dernière avait beau penser que Susan serait au bout du compte fidèle à sa promesse, jusqu’à la Fête de la Moisson, elle la surveillerait de près. En matière de virginité chez une fille, mieux valait se montrer vigilante.